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Les femmes de l’ombre dans l’industrie du manga

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Aujourd’hui on vous propose un contenu pour le moins différent de ce qu’on propose habituellement. Pas une news ou une critique mais bien un reportage sur les femmes de l’ombre du manga. Nous nous sommes intéressés à ces femmes qui bien que nombreuses restent invisibles dans le monde manga. Qu’elles soient responsables de communication, manager ou responsable éditoriale, toutes ont un rôle important dans ce milieu. 

Le manga, un milieu en France pas si masculin avec de nombreuses femmes de l’ombre

On a souvent tendance à penser que le marché de l’édition de manga en France est un milieu plutôt masculin. Cependant, lorsque l’on plonge davantage dans cet univers, on constate qu’énormément de femmes le façonnent. Pendant plusieurs jours, nous avons interrogé diverses personnalités féminines pour recueillir leurs avis et ressentis sur leurs conditions, de travail notamment. 

Interview avec Nesrine Mezouane et Laure Peduzzi au sujet des femmes de l'ombre dans l'industrie du manga
(de gauche à droite) Avec Nesrine Mezouane et Laure Peduzzi

Nous avons eu la chance de discuter avec plusieurs maisons d’éditions et plusieurs types de profil au sein de ces entreprises. Ainsi, la parole a pu être donné à Sahé Cibot, general manager chez Shibuya Production. Camille Hospital, chargée de communication chez Mangas.io. Satoko Inaba, directrice éditoriale aux éditions Glénat. Perrine Baschieri, directrice marketing aux éditions Glénat. Victoire de Montalivet, responsable communication aux éditions Ki-oon. Laure Peduzzi, chargée de communication aux éditions Kurokawa et Nesrine Mezouane, traductrice freelance. On compte également Anaïs Fourny, responsable presse aux éditions Noeve Grafx ainsi qu’Aurore Lopez, background designeuse au studio Mappa.

Interview sur les femmes de l'ombre dans l'industrie du manga avec Camille Hospital
Camille Hospital

Un point les relie toutes, ce sont des passionnées de mangas et d’animes. Elles ne sont pas à ces places par hasard et possèdent une vision large et globale de ce monde éditorial. Leurs témoignages indiquent clairement qu’au contraire de la pensée générale, énormément de femmes peuplent les maisons d’éditions et pas seulement. 

À travers ces prises de paroles, divers sujets ont été évoqués comme bien évidemment le fanservice, l’évolution de la représentation des femmes dans ce milieu ainsi que leurs conseils pour celles (et ceux finalement) qui sont intéressées par cet univers. On vous laisse découvrir ces profils et ce qu’elles ont à vous dire.

En bonus, on vous livre les interviews que nous avons eu avec Anaïs Fourny (responsable presse chez Noeve Grafx) et Aurore Lopez (background artist au studio Mappa).

Rencontre avec Anaïs Fourny

Peux-tu te présenter et nous dire ce que tu fais exactement comme métier ?

Je suis Anaïs Fourny, traductrice et correctrice japonais-français. J’ai également des responsabilités diverses chez Noeve Grafx, notamment la gestion des relations presse et partenaires. 

Comment es-tu tombée dans le milieu du manga de manière professionnelle (et depuis combien de temps) ?

Je travaille dans le manga spécifiquement depuis environ un an et demi. Avant ça, j’ai travaillé dans le jeu vidéo, à Tokyo, et aussi en convention lorsque j’étais plus jeune. C’est en rentrant du Japon, lorsque Noeve Grafx s’est lancé sur le marché, que j’ai intégré le milieu du manga.

Quel manga/anime t’a donné envie de travailler dans le milieu ?

S’il n’y en avait qu’un seul… Le manga et l’animation, c’est une (grosse) facette de mon amour pour le Japon et sa (pop) culture. J’aime le manga dans sa globalité, pour sa diversité, sa richesse et ce qu’il dit du Japon. Mais disons que si je dois citer un tournant, un déclic où l’intérêt est devenu une vraie passion, ce serait Fullmetal Alchemist… ce qui n’est pas follement original, je sais !

Est-ce que tu trouves que les femmes sont sous-représentées dans ce marché ?

Je n’ai pas beaucoup de recul à vrai dire… Côté édition, je ne suis pas dans le milieu depuis très longtemps et n’ai pas fréquenté de grosse maison. 

Mais mon impression, c’est que tout dépend à quels postes.

Sur les postes à hautes responsabilités, les responsables de collection, les directeurs éditoriaux par exemple, il y a effectivement une grosse majorité d’hommes. De même dans tout ce qui gravite autour du manga, dans les librairies et médias spécialisés, on croise une majorité d’hommes dans les plus hauts postes.

Par contre on trouve facilement des assistantes, des communicantes, des attachées de presse, des traductrices, des graphistes, des chroniqueuses et libraires féminines… J’imagine que dans les grosses maisons d’édition on croise aussi facilement des femmes côté administration, ressources humaines…

Donc sous-représentées, pas forcément. Bien représentées, par contre…

Je le répète, ce n’est qu’une impression et pour avoir une vision vraiment éclairée et approfondie du sujet, ses réalités, ses tenants et ses aboutissants, il faudrait des chiffres et une vraie analyse. Il en existe peut-être déjà d’ailleurs. Si vous avez des références, je suis preneuse !

Pourquoi penses-tu que dans la pensée générale, le monde du manga est plutôt masculin ?

Parce que le shônen ? Je plaisante… Mais à peine. Le shônen d’action est encore aujourd’hui ce qui se vend le mieux, ce qui est le plus visible dans les médias, et oui ça renvoie à une image de “truc de mec”, surtout auprès des néophytes. À côté de ça on voit aussi beaucoup d’hommes, à la tv ou dans des lives Twitch, en interview ou en chroniques, des hommes qui parlent surtout… de shônen. Même chose pour les gros vidéastes, ceux qui ont le plus d’abonnés.

Là encore c’est un constat, dont les causes sont plus nombreuses et subtiles qu’un bête “Dragon Ball c’est pour les garçons”.

Parmi les lecteurs (de shônen notamment) il y a évidemment une belle proportion de lectrices, dont plusieurs s’emploient à faire bouger les choses et à se faire entendre, avec succès.

Et là, je ne parle que pour le milieu du manga en France. Au Japon, c’est encore très différent.

Tu travailles dans un univers où certaines œuvres sont hyper sexualisées (fan service). Qu’en penses-tu ?

Disons que j’ai différents niveaux de tolérance et que cette tolérance dépend du contexte, de la récurrence et de la gratuité de la pratique. J’ai souvent plus de mal avec le fan service mal assumé, qui se cache derrière une fausse pudeur, des scénarii bancals dans lesquels on plante au marteau des scènes improbables, et/ou des personnages complètement clichés où on sent tout le sexisme ordinaire. Paradoxalement ou pas, j’accepte presque mieux une œuvre décomplexée, qui montre sans réserve des personnages féminins qui s’assument et jouent de leurs charmes, même si le but reste toujours d’aguicher le lecteur.

C’est un vaste sujet, très intéressant d’ailleurs car il dit beaucoup de choses de nos goûts et de nos sociétés. Mais si je devais le développer en long en large et en travers il me faudrait un énorme pavé.

Un message pour la communauté féminine silencieuse qui n’ose pas se lancer dans le milieu en pensant qu’elle n’a pas sa place ?

Au risque d’avoir l’air optimiste, j’espère bien que personne ne pense ça… Et que personne ne se retient de se lancer dans quoi que ce soit pour des questions de genre, en fait.

Il existe toute une variété de métiers liés au manga, mais aucun qui soit réservé à une seule moitié de la population.

Interview avec Aurore Lopez

Peux-tu te présenter et nous dire ce que tu fais exactement comme métier ?

Je m’appelle Aurore Lopez, je suis Grassoise (Alpes Maritimes). En ce qui concerne mon parcours, je sors d’un master de Culture et langues Japonaise que j’ai passé à Lyon, juste après ma licence à Aix-en-Provence. 

Aujourd’hui je travaille en interne pour le studio Mappa dans l’équipe de “haikei” (décoratrice couleur), qui consiste à dessiner les décors des animes japonais. Pour expliquer un peu plus en détail, le background artist utilise un layout dessiné par les animateurs pour y poser couleurs, ombres et lumières sur les plans derrière les personnages. Pour ça, on respecte ce qu’on appelle un board réalisé le plus souvent par le directeur artistique, et qui pose donc l’ambiance et la colorimétrie du lieu où se déroule une scène. C’est, disons, la tâche principale des backgrounds artist. C’est un métier très riche qui nous amène à évoluer et nous permet de toucher à d’autres types de tâches ou d’autres outils comme la
3D ou le “Bijutsu Settei” qui consiste à imaginer le design d’un environnement et le poser sur papier / écran. 

Comment es-tu tombée dans le milieu du manga de manière professionnelle (et depuis combien de temps) ?

Alors un peu par hasard. Il y a environ 3 ans, j’ai fait un stage en maison d’édition manga / Bd franco-belge en tant qu’assistante éditoriale, mais même si j’aimais beaucoup ce métier, je me suis vite rendu compte que ça ne me correspondait pas. Je suis partie au Japon pour parfaire mon japonais et éventuellement faire de la traduction. Dans mes recherches je suis tombée sur l’annonce d’un studio spécialisé dans le Haikei, j’ai postulé sans trop me faire d’espoir. Tout de suite, j’ai reçu une réponse. J’ai présenté quelques dessins, passé un entretien et un test de performance sur Photoshop. Deux semaines plus tard, j’ai commencé à travailler et je suis très vite tombée amoureuse de la profession. J’ai toujours adoré dessiner mais je ne pensais pas pouvoir le faire en tant que métier. Je suis contente de m’être trompée haha. 

Quel manga/anime t’a donné envie de travailler dans le milieu ?

Comme dit, je suis tombée dedans par hasard donc aucun, par contre je peux dire que j’ai commencé à dessiner en style manga très jeune. Au début, je copiais les dessins des cartes Pokémon, puis au collège j’ai commencé à lire Hunter x Hunter et Shaman King. Ma passion est vraiment née de là, je pense. Le manga qui m’a le plus inspiré en termes de style à l’époque était D.N. Angel, j’adorais le trait de Sugisaki Yukiru. Quand j’ai fini le lycée, j’ai cherché à faire une école dite de “BD/Manga”. J’ai été totalement découragée, et j’ai totalement perdu l’envie de dessiner de manière professionnelle. Venir au Japon m’a vraiment permis de renouer avec mon côté artistique, je regrette juste un peu d’avoir perdu ça pendant si longtemps.

Est-ce que tu trouves que les femmes sont sous-représentées dans ce milieu ?

Pour être honnête, je n’y ai pas vraiment réfléchi pour le moment. Je pense effectivement qu’on ne parle pas assez des femmes qui travaillent dans l’animation, françaises comme japonaises. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Est-ce qu’elles préfèrent rester discrètes, est-ce qu’elles ont moins de possibilités d’avoir un poste assez haut placé pour faire parler d’elles, ou autre chose, il peut y avoir plein de raisons. De mon point de vue, elles mériteraient plus de visibilité. Du moins celles qui le souhaitent. 

Par ratio au ratio homme/femme dans le monde des mangas, constates-tu une évolution du côté féminin ?

Évolution, je ne l’ai pas encore vue de moi-même donc c’est dur à dire. Mais les filles qui bossent ici depuis plus longtemps que moi m’ont effectivement dit que le nombre de femmes, du moins françaises, de l’animation avait bien augmenté ces dernières années. De ce que j’ai vu dans mes expériences ici, c’est qu’il y avait à peu près autant d’hommes que de femmes en production. Par contre, j’ai l’impression que les femmes à hautes fonctions sont assez rares et que c’est plus souvent des hommes qui sont directeurs ou réalisateurs. Mais c’est peut être différent dans d’autres studios. Là encore, c’est difficile de faire des généralités. 

Pourquoi tu penses que dans la pensée générale, le monde du manga est plutôt masculin ?

Je ne dirais pas qu’il est plutôt masculin, surtout de nos jours. C’était peut-être le cas il y a vingt ou trente ans mais j’ai l’impression qu’il intéresse de plus en plus de femmes de nos jours, et qu’elles hésitent moins à l’afficher et à se lancer. J’ai souvent entendu dire que les mangas c’était vu comme des combats très violents, et des filles aux gros seins. Mais je pense que le marché du manga s’est tellement enrichi que cette pensée a beaucoup évolué. 

Tu travailles dans un univers où certaines œuvres sont hyper sexualisées (fan service). Qu’en penses-tu ?

Effectivement, certains anime ou mangas utilisent ce type de fanservice pour attirer le public. Pour moi c’est assez culturel et je m’y suis peut-être un peu habituée depuis le temps. Ça n’empêche pas que je pense que ça vulgarise beaucoup le corps féminin. Il existe du fan-service pour les femmes aussi bien évidemment. Mais pour moi ça n’est pas pareil. J’ai lu un point de vue intéressant sur internet récemment : si vous regardez le dessin d’un bel homme d’un torse nu, il sera nettement moins sexualisé que celui d’une femme dont on voit le décolté plongeant. C’est un débat assez souvent soulevé mais c’est encore une réalité. 

Heureusement, il y a des œuvres qui n’ont pas besoin d’une présence féminine plantureuse pour attirer du public. “L’Attaque des titans” a par exemple des personnages féminins totalement badass sans être décrites pour autant comme étant des mochetés ou sans formes disproportionnées.

Un message pour la communauté féminine silencieuse qui n’ose pas se lancer dans le milieu en pensant qu’elle n’a pas sa place ?

En arrivant ici, je pensais : “comment une “étrangère”, qui plus est une femme, pourrait arriver à se faire une place et à évoluer dans une entreprise japonaise?” Si vous avez la même pensée qui vous freine, voyez vous-même que c’était un doute infondé. Ne pensez pas qu’on est forcément maltraitées en tant que femmes dans l’animation. Si vous êtes passionnées et prêtes à donner de votre temps et énergie, tout est possible. Vous avez la chance d’être passionnée, beaucoup de gens n’ont pas de passion du tout. ça fait peur, ça n’est pas toujours facile, mais si vous en avez la possibilité, foncez !